

Je n’ai personne à qui parler vraiment », confie un chef d’entreprise, la voix basse, après une séance de coaching. Un autre lâche : « Tout le monde pense que je gère tout avec facilité. En réalité, je suis seul face aux décisions. » Ces confidences, recueillies dans la discrétion, révèlent une réalité souvent passée sous silence : derrière les titres, les bureaux et les cartes de visite, la solitude des dirigeants en France est profonde et ancrée. Selon une étude de Bpifrance Le Lab, 45 % des dirigeants de PME/ETI déclarent ressentir ce sentiment d’isolement, dont 11 % de façon très marquée. À mesure que nous accompagnons ces femmes et ces hommes qui portent la responsabilité de nombreux collaborateurs, un même constat s’est imposé : l’isolement est leur quotidien. « Je ne peux pas partager mes doutes, ni avec mes équipes ni avec mes proches et ma famille », résume ce PDG. Derrière le masque de la réussite, ils disent l’angoisse de la décision solitaire, le fardeau des attentes des collaborateurs, de la société, les difficultés financières et l’impossibilité de montrer une faille.
Derrière ce sentiment d’isolement, les profils de dirigeants diffèrent, et leur solitude ne prend pas toujours la même forme. Les “startupers”, eux, vivent une immersion totale où travail et loisirs se confondent. Leur entreprise devient leur identité : « J’ai des amis, mais ce sont mes associés », confie l’un d’eux. Cette fusion permanente nourrit une énergie créative mais enferme aussi dans un quotidien sans respiration, où chaque succès ou échec est vécu de façon viscérale.
Il y a également le dirigeant entrepreneur, figure classique mais toujours centrale. Il a choisi, parfois très tôt, de tracer sa route. Ambitieux, il s’est façonné son destin à force d’audace et de prises de risque. Nombreux parmi les jeunes aujourd’hui souhaitent entreprendre, ont des idées et sont prêts à se lancer, tester de nouvelles solutions, applications…
Les écoles de commerce et d’ingénieurs. Mais si cette posture revendiquée donne une impression de liberté, elle s’accompagne d’une pression permanente : celle de ne jamais faillir, d’incarner la réussite que son entourage et ses équipes attendent. À l’opposé, le dirigeant malgré lui incarne une solitude particulière. Héritier d’une histoire familiale ou gestionnaire d’un patrimoine, il n’a pas toujours eu le luxe du choix. Sa charge est vécue comme un devoir, parfois même comme un poids. « Je ne dirige pas pour moi, mais pour honorer ce que mes parents ont construit », s’autorise l’un d’eux. Ce sens de la responsabilité, noble en apparence, se double d’un isolement d’autant plus pesant qu’il n’est pas lié à un projet personnellement désiré et souhaité.
Enfin, les autoentrepreneurs et indépendants, figures de plus en plus nombreuses dans l’économie française, vivent une forme de solitude radicale. On retrouve ici les artisans, commerçants, agriculteurs ou encore consultants qui travaillent souvent seuls ou en équipe réduite. Leur indépendance, souvent idéalisée, s’accompagne d’une précarité émotionnelle et matérielle.
La solitude des dirigeants ne se résume pas à un sentiment : elle s’enracine dans des causes profondes et multiformes. D’abord, le management. Diriger, c’est trancher. Mais chaque décision engage des emplois, des carrières, des vies. Impossible d’exprimer ses doutes devant ses équipes, encore moins de montrer une hésitation.
« Dans mon comité de direction, je suis celui qui doit savoir, même quand je ne sais pas », résume un patron de PME. Cette posture impose un masque permanent, générateur d’isolement. S’ajoute aussi la pression de l’étau entre actionnariat et management. Pris en tenaille entre des investisseurs impatients et des équipes en demande de stabilité, le dirigeant se retrouve au coeur d’attentes contradictoires et souvent en difficulté car il se doit d’être visionnaire, d’établir une stratégie, des plans, de définir des objectifs tout en étant aussi au quotidien multitâche, dans l’opérationnel, à devoir TOUT savoir et TOUT faire (« mais je suis obligé de vendre ! » sinon le CA ne sera pas au niveau »), parce que souvent le dirigeant sait tout faire ! Le déséquilibre entre vie professionnelle et vie personnelle est une autre cause majeure. Les sacrifices imposés – absence, décisions unilatérales, maladresses dans la gestion de la sphère privée – mènent souvent à des conjoints frustrés, des divorces ou des familles éclatées. Ici, la solitude dépasse le bureau et envahit la maison. Avec l’augmentation des familles monoparentales, le dirigeant, déjà seul à titre professionnel, se retrouve seul aussi pour élever ses enfants…